lundi 20 avril 2009

Rêverie métaphysique sur l’identité, deuxième partie

Reprenons au point où nous en étions arrivés : Si la nation est un individu, elle a une essence qui en constitue l’identité. Mais cette essence peut être conçue comme sa destination (cause à la fois formelle et finale) à laquelle elle n’a pas encore abouti, plutôt que comme une constante présente en elle depuis le début. Autrement dit, comprendre l’identité nationale, ce n’est pas tant rechercher dans un passé immémorial une origine à laquelle il faudrait être fidèle — c’est bien davantage scruter à partir de la trajectoire nationale ce vers quoi un peuple s’achemine, ce à quoi il est promis, ce à quoi il se destine.

Mais est-il vrai que tout développement historique se fait dans le sens du déploiement de l’essence, de son actualisation progressive ? Est-il certain, comme le croit Hegel, que l’histoire est le dévoilement progressif de l’essence de chaque peuple dans sa vérité, et globalement de l’humanité même ?

Sur cette question, le modèle de notre conception de la Nation ne doit pas être la philosophie hégélienne de l’histoire, trop mécanique dans son déroulement, mais peut-être plutôt l’idée que l’Eglise Catholique s’est faite de son propre devenir. Comme le rappelle Pierre Magnard dans son livre Pourquoi la religion ?:
« C’est au Ve siècle, avec Vincent abbé de Lérins, que la notion de “tradition”, prend une valeur opérationnelle décisive. En son opuscule le Commonitorium, Vincent tente de répondre à la question suivante : “Existe-t-il une méthode sûre, générale et constante, grâce à laquelle on puisse discerner la véritable foi catholique d’avec les mensonges de l’hérésie ?” Il suffit, répond-il, de s’appuyer sur l’Ecriture et, dans l’explication de celle-ci, sur la “tradition”, c’est-à-dire sur “ce qui a été cru partout, toujours et par tous [quod ubique, semper et ab obmibus creditur]”. Ce principe mis en œuvre lui permet de rendre raison de la condamnation d’un certain nombre d’hérésies. Cette passation dans son intégrité et son intégralité du dépôt de la foi n’exclut pas un certain “progrès” dans l’intelligence du dogme, progrès qui n’a rien d’une altération : “Le progrès c’est que chaque chose se développe en demeurant elle-même ; le propre de l’altération c’est qu’une chose se change en une autre.” L’Eglise est comme une personne : elle grandit de façon continue, elle a une enfance, une jeunesse, une maturité, mais c’est la même, qui a la même foi. Ainsi en est-il du dogme chrétien : “Les années le fortifient, le temps le développe, l’âge le rend plus vénérable.” »

Ce texte est particulièrement lumineux en ceci que, d’une part, il admet en quelque sorte un dévoilement progressif de la vérité dans l’Eglise — un « développement dogmatique », selon la formule du Cardinal Newman — sans poser pour autant que ce déploiement soit automatique ni que la déviation soit exclue. L’hérésie est une possibilité toujours ouverte, et elle consiste, pour Vincent de Lérins, en une adultération, en un devenir par lequel l’Eglise, au lieu de devenir toujours plus elle-même, devient au contraire de plus en plus étrangère à soi.

Ce qui protège l’Eglise de l’hérésie, selon Vincent de Lérins, c’est la tradition, entendue, selon la formule de Pierre Magnard, comme « passation dans son intégrité et son intégralité du dépôt de la foi ». Ce « dépôt de la foi » est conçu non comme une chose morte et fixée à jamais, mais comme une semence toujours vive qui enfante sans cesse, qui peut produire sans relâche de nouvelles branches ou de nouveaux fruits sans devenir jamais étrangère à soi.

Ainsi peut-on admettre que l’essence est à venir, ou se dévoile et s’actualise de plus en plus dans la chose qu’elle travaille de l’intérieur, « comme l’aimé attire l’amant », selon le mot d’Aristote caractérisant Dieu comme « premier moteur ». Mais cette inquiétude suscitée en chaque chose par l’appel de son essence, qui tend à l’arracher à sa présente condition, peut aussi induire un mouvement d’égarement et de perdition. Une fois arraché au repos, on peut rouler à l’abîme. De telle sorte que la seule manière d’advenir vraiment à soi — de se tenir fermement orienté vers son essence la plus propre —, c’est de se guider, en répondant à cet appel provenant de l’avenir, sur l’équivalent, dans le domaine qui nous intéresse, de « ce qui a été cru partout, toujours et par tous ».

Car enfin, notre propos n’est pas ici de traiter de religion, mais d’identité — identité de l’individu, identité régionale ou nationale. Nous reviendrons plus tard sur l’articulation de l’une et de l’autre chose. Pour l’instant, tirons de Vincent de Lérins l’idée selon laquelle, pour advenir à soi, il faut assumer une tradition, tradition dont le propre est d’être transmise et reçue.

Pierre Magnard, dans le même livre, présente la notion de transmission par contraste avec celles de tradition et transformation :
« Transmission. Ce mot traduit le latin translatio, souvent usité dans le syntagme translatio imperii, qui désigne la passation continue du pouvoir afin d’assurer la pérennité de l’empire. Cette passation s’effectue dans la reproduction de gestes inauguraux qui constituent toute l’effectivité de ce pouvoir. Il s’agit, on le comprend, d’une affaire de fondation ou de re-fondation. Le geste inaugural évoque l’origine qui se cachait dans le commencement, il en est la reprise, la réactualisation. C’est bien une affaire d’autorité qui se perpétue à la faveur de ce déplacement d’origine. Ces gestes sont ceux du prince dans l’exercice de ses fonctions, qui perpétuent le rituel sacerdotal de celui qui est prêtre et roi, mais ils sont aussi ceux du père de famille en charge du domaine qu’il s’agit de transmettre aux générations futures, ceux des magistrats en charge de la cité, ceux des maîtres en charge d’un savoir ou d’un savoir-faire. »

Reprendre le legs du passé en le recréant, en l’assumant comme une tâche à accomplir, comme ouvrant un horizon plutôt qu’il ne borne la liberté, voilà à quoi nous sommes appelés.

Le même Hegel, qui voit en l’histoire le déploiement progressif de l’essence dans le phénomène, surmontant leur opposition, et qui par conséquent voit à bien des égards l’essence comme chose future, comme vocation qui nous appelle depuis l’avenir, est aussi l’auteur de cet aphorisme sidérant :
« L’essence, c’est l’être passé, mais intemporellement passé. »

Cette formule insolite reprend d’ailleurs l’intuition fondamentale d’Aristote qui définit l’essence « to ti èn einai », « ce que l’être était », forme passée qui ne renvoie à aucun temps révolu, mais qui donne à entendre que les vérités essentielles sont toujours représentées par des mythes renvoyés à un passé primordial, un passé qu’on ne saurait dater, un temps d’avant le temps.

Et tel est aussi notre rapport à l’identité ou à l’essence nationale : nous cherchons la vérité de notre avenir le plus propre dans un récit d’origine, dans la mémoire de l’Histoire. Ce faisant, nous nous trompons et nous ne nous trompons pas : nous sommes dans l’erreur quand, après avoir tâché d’identifier les « bons et anciens usages », nous croyons que toute évolution est déviation, voire hérésie. Mais nous avons raison en ceci, que seule la réappropriation de l’esprit de nos ancêtres — l’équivalent national de ce qu’est pour l’Eglise « ce qui a été cru partout, toujours et par tous » — peut nous guider dans le déploiement vivant de l’essence nationale, « progrès qui n’a rien d’une altération », pour la préserver de la déchéance et de l’aliénation.

Voici, résumée en trois points, quelle est notre thèse politico-métaphysique :

[1] Que l’essence de l’homme n’est pas son appartenance à une espèce animale, que l’homme n’est pas non plus une « existence qui précède l’essence », mais que son essence est ce qui ne se révèle que dans l’homme intégral, pleinement développé, « trois fois homme », selon le mot de Charles de Bovelles définissant le Sage — homme par la naissance, homme par la maturité du corps et homme par le plein déploiement de l’esprit, ou sagesse ;

[2] Que l’essence de l’homme ne se déploie qu’à condition d’assumer pleinement l’héritage de la tradition dans laquelle il est ancré par son histoire individuelle et familiale (l’essence est une identité future, ou destination, vers laquelle on ne peut s’orienter sans se réapproprier son passé) ;

[3] Qu’il y a, si l’on peut risquer ce terme, une forme de « spiritualité profane », ou « naturelle », qui consiste dans le réenracinement régional et national — autrement dit, que pour accéder à un premier degré de la perfection dont il est capable, l’homme doit commencer par s’élever à la hauteur de son identité comme membre et héritier d’une communauté culturelle régionale et nationale ;

[4] Que, pour aller plus avant, c’est-à-dire surmonter encore ce qu’a de limité ce processus d’incarnation de l’essence culturelle régionale et nationale, il faudrait aller au-delà du registre proprement politico-métaphysique et passer à l’ordre surnaturel de la religion — « spiritualité sacrée », ou « surnaturelle ». Cette spiritualité-là n’est pas notre affaire, à Egalité et Réconciliation, non pas au sens où nous voudrions la nier, mais parce que notre œuvre à la fois éthique et politique s’achève sur le parvis du temple, Eglise ou Mosquée, qu’importe, selon l’inspiration qui touchera tel ou tel, s’il aspire à répondre à cet appel.

Ainsi, la pratique politique, le militantisme, n’est-il pas à concevoir, selon nous, comme un pur acte d’abnégation, de don de soi, de renoncement au service d’une bonne cause. C’est aussi, telle que nous percevons cette praxis, un moyen, pour parler comme Spinoza et ses commentateurs, d’« augmenter notre puissance d’agir, de sentir et de penser » — non pas déjà de nous sanctifier, mais au moins d’accéder à un certain degré de la perfection humaine.

Le militant qui assume cette perspective métaphysique sur l’identité nationale est empli de ce que Barrès appelait l’« énergie nationale », non par l’effet d’un enthousiasme tout subjectif, mais parce qu’il renoue réellement ainsi avec ses propres racines, avec la terre nourricière où il plonge ces racines.

Tel était notre second point, sur la manière dont l’individu se réconcilie avec son avenir le plus propre, avec son destin, sa vocation, en se replongeant dans la tradition — sans devenir pour autant plus passéiste, plus nostalgique qu’il ne faut. Car enfin, la seule nostalgie qui vaille, le seul appel auquel il faille prêter l’oreille, ce n’est pas le chant des sirènes, mais l’appel d’Ithaque, la convocation au Lieu Naturel, à la véritable patrie, qui, quoi qu’elle soit ici même, a encore le caractère d’une Terre Promise.

Sébastien Rouen - E&R

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