Pour un nationaliste, la question de l’identité est évidemment centrale.
Toutefois, les auteurs politiques n’ont fait, en général, qu’embrouiller la question, faute d’avoir pensé à fond les catégories dans lesquelles ils ont posé les problèmes. Penser à fond, cela veut dire : penser au point de vue de la « science des premiers principes et des premières causes », c’est-à-dire, de la métaphysique. La métaphysique, contrairement à ce que l’on veut croire pour se dispenser de lui consacrer les efforts qu’elle requiert, n’est pas simplement « science des êtres immobiles et séparés » — une théologie spéculative conçue comme discipline qui s’appliquerait à s’élever à des objets que l’on croit communément étrangers au champ toute expérience possible, voire fermés à l’intelligence humaine. Elle est d’abord « science de l’être en tant qu’être », ou plutôt : « de l’étant en tant qu’étant », — autrement dit : un domaine de la philosophie qui s’attaque à la question difficile autant qu’énigmatique : « qu’est-ce qu’une chose ? ».
Avant en effet de se poser la question particulière de l’identité nationale, il faut se poser celle de l’identité en général, de l’identité comme telle.
L’identité, dit-on, est ce par quoi une chose est ce qu’elle est, « identique » à elle-même, différente de toute autre. C’est, à cet égard, la même chose que ce que la grande tradition métaphysique occidentale a toujours appelé l’essence.
On entend d’ici le chœur des ignorants entonnant sa ritournelle contre l’essentialisme. Non, disent-ils, l’identité nationale, ce n’est pas une essence, une « vérité éternelle » posée dès le début et encadrant pour toujours le devenir d’un peuple.
Hélas, ces déclamations contre l’essentialisme, qui ont peut-être leur place dans une copie d’étudiant de Sciences Po, ne l’ont pas dans une cervelle bien faite, qui a mûrement ruminé les grands textes de la métaphysique occidentale.
Certes, l’essence est conçue comme invariable ; mais rien ne nous oblige à la confondre avec la part d’une chose qui n’est pas soumise à variation, c’est-à-dire avec les caractéristiques de cette chose qui sont présentes en elles dès le départ et vouées à ne jamais changer, comme un noyau demeurant égal à lui-même en dépit de l’altération des « accidents », des aspects inessentiels — un dénominateur commun de toutes ses métamorphoses.
L’essence, dans la métaphysique occidentale, c’est avant tout la cause formelle, mais entendue, notamment dans le cas des vivants, comme cause finale : le vivant ne possède pas d’abord pleinement son essence, mais il est tendu vers elle comme vers son être le plus propre. L’enfant n’est homme qu’en puissance, il est tendu vers la plénitude de l’humanité, il ne la détient pas d’emblée. Il en est la promesse et comme l’esquisse. L’essence, à cet égard, n’est origine qu’en tant qu’elle est destination — mon être le plus propre qui en moi-même m’appelle et me requiert.
Rappelons brièvement, au risque de paraître scolaire, ce que sont les quatre genres de cause chez Aristote. La cause matérielle est ce dont la chose est faite (le marbre dont est faite la statue) ; la cause formelle est la même chose que l’essence, ou ce que nous appelons ici l’identité (la forme d’Apollon ou de Minerve façonnée dans le marbre, dans l’exemple traditionnel). La cause efficiente est ce qui produit ou altère effectivement cette forme dans cette matière (le travail du sculpteur). La cause finale est en somme la cause formelle pour autant qu’elle est ce vers quoi s’oriente le processus de façonnement — par exemple, l’idée de la forme d’Apollon ou de Minerve présente dans l’esprit du sculpteur tout au long de son travail.
La distinction de la forme et de la matière peut apparaître à certains esprits légers comme une vieillerie scolastique. Mais qu’ils méditent un peu sur le vivant et ils parviendront à cette conclusion certaine : le vivant est d’abord et avant tout un être qui n’a de cesse de reproduire sa forme propre dans une matière fluente, et ce n’est nullement la constance des mêmes parties matérielles qui fait que tel animal est ce qu’il est, mais une activité incessante d’auto-façonnement, de réagencement de nouvelles parties matérielles dans la même forme, en replacement des parties perdues. Le même exemple du vivant doit être également considéré à fond avant de rejeter comme caduques ou trop « artificialistes » les notions de cause efficiente et de cause finale.
Quand la chose est ainsi comprise, il n’y a plus opposition entre l’éternité ou l’intemporalité de l’essence d’une part, et les vicissitudes du devenir, d’autre part. Le devenir peut, et même tend naturellement, à être, du moins chez les vivants, un mouvement d’actualisation de l’essence — autrement dit, par lequel l’essence se manifeste, d’une part, et par lequel l’étant advient à sa vérité, d’autre part.
Plus précisément : le génotype semble bien gouverner un devenir du phénotype qui tend à se stabiliser une fois la forme adulte achevée. La nature, comme le dit Plotin, est un artiste qui travaille du dedans.
Maintenant, la question est : ce qui se dit à juste titre d’un vivant peut-il se dire d’un être collectif et donc, supposément, artificiel, comme l’est un peuple, une Nation, un Etat ?
La métaphysique occidentale a tendu à différencier nettement les vrais étants — les substances — des étants simplement apparents ou nominaux — les agrégats. Ainsi, par exemple, un animal vivant est une substance, il forme réellement, par soi, un « bloc » d’être, dont toutes les parties sont étroitement solidaires et ne peuvent être conçues séparément que par un effort de la pensée abstraite, qui dissocie artificiellement ce qui est naturellement conjoint.
La définition spinozienne de la substance est bonne : « ce qui est en soi et se conçoit par soi ». Les parties d’un vivant (ses organes, ses cellules…) peuvent certes être conçues « par soi », isolément, mais seulement moyennant une abstraction qui devrait être surmontée pour les penser à fond — ce qui supposerait qu’on les pense dans leur interconnexion, dans leur interdépendance. Le couronnement de l’anatomie est la physiologie ; la vérité de la physiologie n’est pas l’anatomie.
L’agrégat en revanche — un tas de sable — n’a rien par quoi ses parties seraient intrinsèquement rapportées les unes aux autres ; il n’en est que l’addition, l’accumulation ; autrement dit, il n’a d’être, comme tout, que pour une pensée qui le considère comme tel et lui prête un semblant d’unité.
Comme le dit judicieusement Leibniz : « ce qui n’est pas UNE chose n’est pas une CHOSE ».
Pour dire la pensée d’Aristote dans le langage de Leibniz : un individu est une substance ; une partie d’individu ne l’est pas ; un assemblage d’individus non plus — ce sont des agrégats.
La Nation semblant être du côté de l’assemblage d’individus, elle paraît n’être qu’un agrégat. Si tel était le cas, elle n’aurait pas d’essence au sens le plus fort. Et donc pas de vraie identité, si ce n’est une identité simplement constatée, inférée, — le dénominateur commun de ses multiples états, ou la part invariable qui se trouve par hasard subsister toujours égale en elle.
À moins que Michelet n’ait raison de dire que « la France est une personne », autrement dit qu’un être collectif peut être une substance au même titre que les individus dont il se compose.
Un seul philosophe classique a eu l’audace de le penser vraiment, quoique cette pensée soit pour le moins en germe dans la conception de l’Eglise comme un « corps mystique » (nous y reviendrons dans un article futur, essayant de penser la Nation à partir de quelques indications relatives à l’Eglise, tirée de Vincent de Lérins).
Ce philosophe, c’est Spinoza, qui, même si sa conception de l’essence est par ailleurs insuffisante (parce qu’il lui manque toute dynamique, du fait que les notions d’acte et de puissance sont inconnues de Spinoza), a ici apporté une pierre essentielle à la construction qui nous tient à cœur.
Dans la doctrine de Spinoza, un individu se caractérise par trois choses :
— Une essence, « rapport constitutif » invariable ;
— Un « conatus » ou « tendance à persévérer dans l’être » ;
— Et une puissance d’agir, seule variable, tandis que les deux autres paramètres sont constants.
Pour Spinoza, tout ce qui possède ces trois caractères est un individu, et le fait d’être un individu n’empêche pas d’être formé d’individus plus réduits ou d’être partie intégrante d’un individu plus large. Ainsi, une nation peut être un individu sans que les personnes qui la composent cessent d’être des individus et se trouvent réduits à n’être que des parties sans autonomie — de même que l’individu que nous sommes pourrait être composé de parties qui seraient elles-mêmes des individus.
Mais comment puis-je savoir si la nation est en effet un tel individu ? Comment vérifier qu’elle a bien une essence, autrement dit qu’elle est le même étant qui persévère dans l’être, qui se bat pour se maintenir en dépit des tribulations quelquefois désastreuses de sa puissance d’agir ?
Un critère facile à concevoir, quoique peut-être difficile à mettre en œuvre, peut nous servir : est une substance, et non un simple agrégat, ce qui possède une efficience (puissance d’agir) irréductible à la simple somme des efficiences des parties qui le composent. Si d’un agencement de divers phénomènes matériels ou mentaux se dégagent des effets qui ne s’expliquent pas par la simple sommation des actions des phénomènes composants, on a affaire à un individu.
Certes, ce critère, si on le met en œuvre, oblige à concevoir comme des individus des agencements tout à fait éphémères : ainsi, le couple homme-machine réalisé, par exemple, quand un homme conduit sa voiture, produit bien des effets qui ne s’expliquent pas par la simple addition des fonctionnalités de la voiture et des aptitudes humaines.
Admettons ces individus éphémères : après tout, l’assemblage de notre être physique et moral, si précaire, ne dure guère non plus, et cela ne nous empêche pas de revendiquer le statut d’individus au plein sens du terme.
Il est donc permis de concevoir, au moins au titre d’hypothèse, que la Nation est un individu et que la phrase de Michelet est plus ou moins vraie à la lettre, à condition du moins de changer le terme de « personne » par celui d’« individu » — la personne étant peut-être davantage, un individu conscient de soi, sentant, imaginant, pensant, désirant et voulant.
Si la nation est un individu, elle a une essence qui en constitue l’identité. Mais cette essence peut être conçue comme sa destination (cause à la fois formelle et finale) à laquelle elle n’a pas encore abouti, plutôt que comme une constante présente en elle depuis le début. Autrement dit, comprendre l’identité nationale, ce n’est pas tant rechercher dans un passé immémorial une origine à laquelle il faudrait être fidèle — c’est bien davantage scruter à partir de la trajectoire nationale ce vers quoi un peuple s’achemine, ce à quoi il est promis, ce à quoi il se destine.
C’est à partir de ce point que nous repartirons dans la suite de ce petit essai.
Sébastien Rouen - E&R